Sortie de confinement, ou la somme de tous les dangers

Sortie de confinement, ou la somme de tous les dangers

Covid-19 : chronique d’une émergence annoncée.

par Philippe Sansonetti, Professeur au Collège de France et à l’Institut Pasteur

Source : Chronique publiée le 14 Avril dans la Vie des Idées. Collège de France

Expliquant les raisons du confinement par l’insuffisance de la seule distanciation sociale, le professeur Philippe Sansonetti pose les conditions nécessaires pour un futur déconfinement – qui ne mettra pas fin aux mesures de distanciation.

La stratégie initiale « d’écrasement du pic » afin d’étaler la période de progression de l’épidémie de Covid-19 et préserver les systèmes de santé, a reposé sur la mise en place d’une distanciation sociale. Fondée sur le respect des gestes barrières (distances, pas d’embrassade ni de serrage de main) et sur une hygiène stricte préconisant essentiellement le lavage fréquent des mains, elle s’est avérée insuffisante.

Deux marqueurs en témoignaient dès la seconde semaine de mars : l’augmentation exponentielle des cas de Covid-19 hospitalisés et la menace de saturation rapide des capacités de réanimation. On avait vu le drame italien les deux semaines précédentes et tous les éléments étaient réunis pour que ce scénario « à l’italienne » se reproduise en France. Se présentaient alors deux solutions : le pari sur l’immunité de groupe ; la distanciation sociale.

Les deux méthodes pour endiguer une épidémie

1/ La première méthode consiste à ne rien changer, comme on l’a envisagé en Hollande et initialement au Royaume Uni, et attendre que la prévalence de l’infection dans la population génère un pourcentage assez élevé d’individus immunisés pour constituer une immunité de groupe empêchant le virus de circuler faute de trouver assez de cibles immunologiquement naïves. Le taux de reproduction de base (R0) de Covid-19 étant de 2,5, le pourcentage de population infectée nécessaire pour obtenir cette immunité de groupe et ramener le R0 au-dessous du seuil épidémique (R0<1) se calcule à partir de l’équation : % population infectée nécessaire = 1-1/R0, soit 60 %. Sous réserve bien sûr que la maladie génère dans tous les cas une solide immunité protectrice, ce qui n’est pas encore formellement démontré pour ce virus très performant pour neutraliser les réponses immunitaires cellulaires indispensables à son éradication totale chez les patients infectés. Cette option n’était pas tenable, compte tenu du nombre de malades graves qu’allait générer l’épidémie déjà en croissance exponentielle dans un espace de temps très court. Il s’avérait en parallèle que le virus était très contagieux, en particulier du fait de son excrétion importante par de très nombreux sujets porteurs asymptomatiques, pauci-symptomatiques, ou en tout début de maladie. Clairement le nombre réel de sujets infectés était déjà à ce moment très supérieur au nombre de cas biologiquement confirmés correspondant quasi exclusivement aux malades hospitalisés. En un mot, on était aveugle, faute de données épidémiologiques même approximatives du réel taux d’attaque de la maladie. L’histoire des épidémies nous apprend à quel point la capacité d’identifier exhaustivement les patients, y compris les porteurs sains, est importante pour engager un contrôle efficace de la diffusion du pathogène.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, l’Europe et les États-Unis furent régulièrement frappés d’épidémies de fièvre typhoïde qui, en milieu urbain, pouvaient prendre une ampleur dramatique. Robert Koch identifia très vite que l’origine, souvent mystérieuse, de ces épidémies, était l’existence de porteurs chroniques asymptomatiques du bacille typhique excrétant le pathogène dans leurs selles et contaminant leur environnement. Un cas caricatural fut la fameuse « Typhoid Mary » à New York qui, comme cuisinière de restaurant, contamina des centaines d’individus de manière itérative, car elle refusait obstinément de changer de métier. Ceci amena les autorités à la jeter en prison… Robert Koch et ses élèves établirent, dès le début des épidémies de fièvre typhoïde, une approche de diagnostic à grande échelle, y compris de dépistage des porteurs asymptomatiques, avec mise en quarantaine de tout sujet présentant une coproculture positive. Cette approche était si bien rodée et efficace, au prix d’un travail intensif d’agents sanitaires et de laboratoires de diagnostic, qu’avant sa mort en 1911, Robert Koch doutait ouvertement de la nécessité de vacciner contre cette maladie…

100 ans plus tard, sans capacité de diagnostic suffisante, donc sans capacité d’identifier les contaminateurs, particulièrement les porteurs asymptomatiques, nous avons été réduits à une extrapolation du nombre de cas et de porteurs. Prenant une base minimale de 10 fois le nombre d’hospitalisations, on pouvait facilement conclure qu’avec 10 % de formes graves, les capacités hospitalières seraient submergées en quelques jours. Il y avait un précédent : lors de la pandémie de grippe asiatique de 1957, au Royaume Uni, le National Health Service débordé avait sombré pendant 10 jours devant la marée de patients sévèrement atteints et l’amputation massive de ses effectifs de personnels eux-mêmes malades. Qui a dit que l’histoire ne se reproduisait jamais à l’identique ? Plus près de nous, en 2002-2003, l’épidémie de SRAS a montré à quel point le personnel médical était exposé et infecté. À Hong Kong, le « patient 0 » était d’ailleurs un professeur de médecine de Canton confronté aux premiers patients dans sa ville, berceau de l’épidémie. Même scénario à Toronto, l’autre foyer secondaire majeur. Pire, le personnel médical contaminé devenait lui-même source de contamination. Un comble… Une leçon aurait dû être tirée de ces épisodes dramatiques (et de bien d’autres) : la première cible d’une épidémie de cette nature est le personnel médical, d’où la nécessité de maintenir des stocks suffisants de matériel adapté à la protection contre le risque microbiologique.

2/ La situation dans le Grand-Est où s’était créé un foyer très virulent « à l’italienne » a confirmé rapidement la crainte d’un dépassement irréversible du personnel de santé et de ses moyens thérapeutiques. Cela a conduit dès la mi-mars à la deuxième solution : le renforcement de la distanciation sociale en introduisant une vraie dimension suppressive avec la fermeture des écoles, des lieux publics et commerces « non essentiels » et, dans les jours qui ont suivi, au confinement de l’ensemble de la population, en toute conscience du risque économique et social de cette décision. L’observation de petits signes de ralentissement de la dynamique de l’épidémie ne survenant qu’après quatre semaines de confinement laisse à penser ce qu’aurait été l’ampleur de la catastrophe si l’on était resté aux mesures de distanciation sociale telles qu’initialement appliquées. Dans cette période incertaine, la tenue héroïque du front par les personnels soignants, eux-mêmes maintenant principales victimes de l’infection, méritera d’être inscrite dans nos livres d’histoire.

La distanciation devra continuer après le déconfinement

Il est dès maintenant essentiel d’analyser les causes possibles de l’échec de la distanciation sociale qui a amené au confinement dans notre pays, mais aussi en Italie, en Espagne et au Royaume Uni, ces quatre pays supportant actuellement l’essentiel du poids de la maladie en Europe, et de s’interroger sur la faible mortalité observée en Allemagne qui avait appliqué une approche similaire. En effet, la sortie de confinement ne pourra se concevoir autrement que par la reprise de la distanciation sociale au moment où les conditions seront réunies et en engageant tous les moyens de sa réussite.

Si la Chine a opté en une étape pour une approche de confinement total, rigoureusement exécuté par un appareil étatico-politique qui en a les moyens, d’autres pays asiatiques comme Singapour, Taïwan et la Corée du Sud ont réussi à ce stade une politique de contrôle de l’épidémie par la mise en place précoce de la distanciation sociale, bien suivie par des populations plusieurs fois traumatisées par ces événements infectieux émergents. Cette approche est marquée par des mesures d’hygiène individuelle intensive comprenant l’usage de masques dans la population générale, une large utilisation de tests diagnostiques visant à identifier et isoler les malades et les porteurs du virus, combinée à des enquêtes exploitant les progrès de l’intelligence artificielle pour détecter les sujets contact et les mettre en quatorzaine. Les sujets à risque étaient confinés, en particulier les personnes âgées. La Corée a ainsi réussi à contrôler l’épidémie, alors qu’elle subissait un foyer très virulent dans le sud de la péninsule, qui menaçait sérieusement l’ensemble du pays. Ces pays ne sont bien sûr pas à l’abri de rebonds car ils n’ont vraisemblablement pas, du fait de ce succès précoce, atteint la prévalence d’infections nécessaire pour développer une immunité de groupe. Singapour, considéré comme un des « bons élèves », après un semblant de contrôle initial, a vu ces derniers jours s’envoler le nombre de cas, y compris de décès, et a décidé pour le 7 avril un confinement total de sa population. C’est, quoi qu’il arrive, très inquiétant et les échanges que j’ai avec mes collègues chinois qui ne pratiquent pas la langue de bois traduisent aussi une profonde crainte d’un rebond après s’être réjouis des premiers succès impressionnants dans le contrôle du Covid-19.

Il est clair que les « Tigres Asiatiques » ont voulu préserver en priorité l’outil économique et ont adopté des stratégies en ce sens. Tout tiendra à leur durabilité. Rien n’est manifestement définitivement scellé à ce stade… Des pans entiers de ce que Charles Nicolle appelait « le génie évolutif des maladies infectieuses » nous échappent encore. Peut-être le prix humain que nous payons pour cette épidémie sera-t-il payé en retour d’un niveau d’immunité de groupe, certes insuffisant, mais qui, joint à des mesures de distanciation sociale rigoureuses, permettra de bloquer efficacement la circulation du virus.

De l’analyse objective de l’échec de la distanciation sociale en entrée de crise et de l’accumulation rapide de données sur la maladie et le virus causal ces dernières semaines, peut émerger un schéma pour sortir de la crise, en gardant toujours à l’esprit que rien ne ressemblera à un retour total à la normale tant que nous ne disposerons pas d’un vaccin. On peut plus précocement espérer qu’une combinaison de molécules antivirales repositionnées permettra de traiter les formes graves et de diminuer la charge virale des patients, donc de ralentir la circulation du virus, sans risquer la sélection de résistance que comporterait la monothérapie. Ceci pourrait faciliter un passage plus rapide sous le seuil épidémique. Sur le long terme, les médicaments ne remplaceront cependant pas un vaccin efficace, comme on le voit pour le SIDA, en particulier dans les pays à bas revenus où les coûts des molécules et la nécessité d’une administration prolongée ont un poids logistique et financier difficile à tenir.

Il est essentiel d’expliquer dès maintenant ces perspectives à nos concitoyens. Il faut les aider à comprendre que cette situation d’exception va durer. La fin du confinement ne sonnera pas la fin de l’épidémie ! L’épidémie sera toujours présente, moins virulente, certes, que la vague que nous sommes en train de subir, mais ne demandant qu’à rebondir. Non seulement le déconfinement devra être progressif comme déjà annoncé, par zones, sur des critères qu’il conviendra de définir rapidement, mais il devra s’accompagner du maintien des mesures de distanciation sociale, adaptées, améliorées… intelligentes, sur lesquelles nous allons revenir. Notre pays, son économie, son personnel médical, ses forces vives ne tiendront pas face à un ou plusieurs rebonds qui nécessiteraient une reprise de mesures de confinement « en accordéon ». C’est inimaginable, nous devons réussir notre déconfinement, et n’avons que peu de temps pour le préparer. Son succès sera facteur de confiance de nos concitoyens dans les autorités politiques et sanitaires, mais aussi pour les grands organismes bancaires, qui prêtent encore à taux zéro à l’État Français pour aider à la reconstruction rapide de notre économie. Ils perdront vite patience, si nous ne montrons pas une discipline et une intelligence collective exemplaires. Une fois encore, notre destin est entre nos mains…

Les raisons de l’échec de la stratégie initiale

Réfléchissons aux raisons possibles de l’échec de la stratégie initiale de distanciation sociale en France, puisque son efficacité sera la clé du succès de notre sortie de confinement.

1 – Nos concitoyens ne se sont clairement pas sentis assez tôt concernés par le risque épidémique en dépit des images en provenance de Chine, puis d’Italie. Ce fut en particulier le cas des adultes jeunes qui, devant l’idée initialement entretenue que n’était touchée que la population des plus de 65 ans, se sont moins motivés pour une stricte prévention. La « pandémie du siècle » annoncée en 2009 lors de l’émergence d’une souche de virus grippal A-H1N1 avait donné lieu à une mobilisation générale précoce, sans précédent, des services sanitaires nationaux et internationaux. Elle avait finalement déjoué les prévisions en s’avérant relativement bénigne, créant ainsi un référentiel négatif démobilisant les esprits et entamant la confiance dans les autorités scientifiques, médicales et politiques qui après tout avaient – certes au prix de quelques maladresses – rempli leur rôle.

2 – Nous avons manqué de moyens de diagnostic à la hauteur de l’ampleur et de la rapidité de progression de l’épidémie : nombre insuffisant de tests moléculaires (q-RT-PCR) disponibles, complexité initiale des prélèvements et de la réalisation technique de ces tests. Par manque de capacité, nous n’avons pu développer une approche proactive de diagnostic élargi, particulièrement dans les zones les plus touchées, au moment clé où l’épidémie s’accélérait. Aveugles sur le nombre, même approximatif, des cas réels, nous n’avons pu procéder à un large isolement de sujets contagieux et à une mise en « quatorzaine » de leurs contacts directs, voire à un confinement plus précoce. Ce qui a laissé se développer la transmission exponentielle d’un virus dont le R0 est supérieur à celui de la grippe saisonnière.

Les pays qui ont largement pratiqué ces tests, comme la Corée, Taiwan, Singapour et même l’Allemagne présentent à ce jour un bilan plus favorable, particulièrement en nombre absolu de décès. Certes il y a toujours loin de la corrélation à la causalité et beaucoup de facteurs confondants possibles, mais rappelons-nous l’exemple de Robert Koch et du contrôle des épidémies de fièvre typhoïde par le dépistage systématique des porteurs asymptomatiques.

3 – Les mesures d’hygiène individuelles ont été insuffisantes, ce qu’illustre la non-disponibilité de masques. Face à cette pénurie, la communication visant à convaincre la population que ces masques, en nombre cruellement insuffisant, devaient être parcimonieusement utilisés et réservés aux personnels de santé était logique et louable. Mais devant la circulation active du virus et la connaissance de sa transmission par gouttelettes et aérosols, pourquoi avoir discrédité l’usage des masques dans la population générale et affirmé avec assurance qu’ils étaient inutiles ou que les experts étaient à ce sujet divisés ? Nos collègues asiatiques n’en sont toujours pas revenus. Pourquoi au contraire ne pas avoir invité la population à fabriquer, même imparfaits, des masques personnels ? Les sites officiels auraient même pu s’emparer du sujet et donner des consignes et des modus operandi. Sans doute ces masques artisanaux sont-ils imparfaits, mais le mouvement aurait aussi contribué à responsabiliser plus encore nos concitoyens sous réserve de leur expliquer clairement que le masque était complémentaire et non exclusif des autres mesures d’hygiène. Dans une épidémie tout est bon pour ralentir la circulation du pathogène, réduire l’excrétion et la contamination, même si les dispositifs utilisés ne protègent pas à 99 %… C’est l’addition des mesures qui va ramener la circulation du virus sous le seuil épidémique.

Les conditions pour prononcer le déconfinement

Quand faudra-t-il sortir du confinement ? Le plus tôt serait bien sûr le mieux, la santé mentale de notre population et les chances de relance de notre économie en dépendent. Impossible d’attendre médicaments et vaccin. Mais ne confondons pas vitesse et précipitation. Deux conditions doivent absolument être réunies, elles sont affaire de bon sens, plus même que de science :

- Sommes-nous clairement sortis du pic épidémique ? Non ! Même si l’on observe aujourd’hui quelques signaux que l’on aimerait considérer comme positifs, comme la stabilisation du nombre de nouveaux patients hospitalisés et de ceux nécessitant la réanimation, la situation reste incertaine, car la tension sur les personnels de santé et les moyens hospitaliers demeure extrême, en dépit de quatre semaines de confinement, alors que se fait sentir un véritable relâchement dans l’adhésion de certains.

- Réunissons-nous à ce jour les éléments permettant de donner à la stratégie de déconfinement des chances maximales de succès ? Non ! Et il y a encore beaucoup à faire, alors que le temps nous est compté.

Il faut dire clairement à nos concitoyens que la date de déconfinement ne se décidera pas comme celle des vacances scolaires. Elle se décidera sur des critères objectifs, sur des données montrant clairement l’état, région par région, du statut de l’épidémie, donc sur la disponibilité des outils de diagnostic moléculaire et sérologique nécessaires à ces enquêtes. Elle se décidera aussi sur la disponibilité des outils de protection individuelle de la population « libérée » contre la circulation persistante du virus. Tout ceci peut certes être modélisé, avec des scénarios optimistes et pessimistes, mais il faut avoir le courage de dire à nos concitoyens qu’aussi brillants que soient nos modélisateurs, aussi importante que soit l’intégration des mathématiques sous forme d’algorithmes performants et sophistiqués, il persiste des zones d’ombre dans la biologie de l’interaction entre le SARS-CoV-2 et l’homme, qui rendent difficile les prédictions. On l’a vu dans la période précédant le confinement. Voici quelques questions essentielles non encore résolues, même si avec le temps – mais en avons-nous ? – quelques points tendent à s’éclaircir.

S’il devient clair que les sujets infectés émettent une charge virale importante, dès le début de leur maladie, à un stade asymptomatique ou pauci-symptomatique auquel beaucoup vont demeurer, les données sur la durée d’excrétion virale après guérison clinique sont rares, et pour celles qui existent ne sont guère rassurantes. Les sujets guéris sont-ils protégés naturellement contre l’infection, qu’ils aient ou non développé ces fameux anticorps spécifiques neutralisants dont on espère tant ? A fortiori, les sujets demeurés asymptomatiques ou pauci-symptomatiques sont-ils protégés et pour combien de temps ? En effet le virus sera demeuré dans ce cas circonscrit à la muqueuse rhinopharyngée, ce qui peut donner lieu à une immunité locale, mais de quelle durée ? De quelle efficacité protectrice ? De quelle capacité à faire transition vers une immunité systémique globalement efficace ? En un mot, l’immunité de groupe offerte par beaucoup de maladies infectieuses et par les vaccins répondra-t-elle aux équations habituelles ? La connaissance de ces éléments serait importante pour se projeter dans l’avenir et éviter le « pilotage à vue ». Ce virus est retors et nécessite donc aussi d’encourager et de financer une recherche clinique et fondamentale de haut niveau, visant à éclairer des zones obscures et néanmoins essentielles de cette maladie.

Tentons finalement de résumer les conditions dans lesquelles un déconfinement pourrait se faire dans des conditions évitant au maximum un rebond local ou général de l’épidémie.

1 – Il pourra être envisagé sur une base régionale à condition que les données épidémiologiques disponibles indiquent que la vague épidémique est bien passée lorsque des foyers très actifs y ont été observés (Grand-Est, Île-de-France…), ou que le taux d’attaque n’augmente pas sur plusieurs semaines dans les régions relativement préservées. Ces évaluations s’appuieront bien sûr sur les données remontant des hôpitaux et des médecins de ville, confirmant une nette baisse de tension sur le système de santé. Elles devraient aussi pouvoir rapidement s’appuyer sur l’organisation d’études sérologiques très larges, méthodologiquement indiscutables, visant à évaluer, via la présence d’anticorps spécifiques, le taux d’attaque global, c’est-à-dire le pourcentage de la population ayant été infectée par le SARS-CoV-2.

Par ailleurs, il semble difficile de ne pas aussi s’appuyer sur l’impact épidémiologique complémentaire procuré par une large pratique de tests de diagnostic moléculaire par q-RT-PCR, utilisés pour identifier les cas cliniques, nous y reviendrons.

Il conviendra aussi de sérieusement s’interroger sur les conséquences d’un déconfinement total si y sont mêlées les populations présentant un haut risque de développer des formes graves comme les sujets au-dessus de 65 ans, les sujets immunodéprimés et les sujets diabétiques et en surpoids important. Il n’y a pas de tabous lorsqu’il s’agit de préserver la vie de nos concitoyens.

2 – Une fois décidée, la sortie de confinement doit s’accompagner d’un dépistage moléculaire de la présence du virus aussi large que possible chez les sujets symptomatiques, pauci-symptomatiques ou asymptomatiques, pas seulement dans le secteur hospitalier et les EHPAD, dans la population générale avec un effort particulier sur des populations, professions et zones à risque de manière à isoler les sujets positifs dans des conditions qui restent à déterminer et organiser, car le problème sera humainement et logistiquement très complexe, aussi complexe d’ailleurs que la mise en place de la réalisation de ces tests à grande échelle : conditions de prélèvement en masse, transport des échantillons, réalisation technique, retour de l’information et exécution de la décision d’isolement.

À cette approche sera naturellement associée la recherche des contacts de ces patients infectés. Le fameux « contact tracing » qui fait déjà l’objet d’un débat sociétal compréhensible, car on y voit d’emblée un pas supplémentaire dans l’atteinte de nos libertés individuelles, déjà passablement entamées par les lois antiterroristes. Il faut au plus vite aborder ce débat et clairement exposer les extraordinaires appuis à la détection et à la mise en « quatorzaine » des sujets en contacts étroits et/ou renouvelés avec les sujets dépistés positifs. Intelligence artificielle, « machine learning  », « big data », tout cela peut se conjuguer avec les méthodes plus classiques pour assurer ce quadrillage épidémiologique indispensable pour éviter les rebonds après déconfinement. Il est clair que ce paradigme inédit, s’il est choisi, doit s’accompagner d’un encadrement légal et éthique incontournable, et doit être organisé et piloté pour sa logistique complexe et l’intégration de ses dimensions méthodologiques multidisciplinaires par des personnalités de haute valeur morale et scientifique. Il doit aussi être accompagné par les citoyens, et non imposé, grâce à une pédagogie transparente et à l’incitation à leur participation active. Le confinement, le « restez chez vous ! » pour sauver des vies et ménager nos personnels de santé est vital, mais crée une situation socialement paradoxale où les seuls horizons du citoyen deviennent l’hôpital, la queue dans les supermarchés ou la police contrôlant les autorisations dérogatoires… Nos concitoyens doivent pouvoir sortir de cette perspective étroite et dès maintenant se préparer à jouer un rôle actif lorsque le confinement sera levé. Cette « troisième ligne » devrait dès maintenant être mobilisée en préparation de la phase de déconfinement où des citoyens volontaires et formés pourraient prendre dans les immeubles, dans les quartiers, dans les zones pavillonnaires, dans les transports, des responsabilités organisationnelles du déconfinement que l’on ne pourra pas faire porter uniquement aux représentants de l’autorité sanitaire et de la police.

Et si Covid-19 nous aidait à retrouver les fondements de notre démocratie et de notre esprit républicain ? Charles Nicolle écrivait que « les maladies infectieuses apprennent aux hommes qu’ils sont frères et solidaires ». Après la « réserve sanitaire » au sens le plus large qui a fait merveille, il faut une place pour la « réserve citoyenne ». N’oublions cependant pas une autre réserve, la « réserve scientifique ». Hors la minorité travaillant dans nos centres de recherche sur Covid-19, des centaines, des milliers de scientifiques capables de concevoir, d’innover, de réaliser des tests sophistiqués « piaffent » de ne pouvoir participer au combat. Ils/elles sont souvent inscrits sur des listes de volontaires et ont montré quand nécessaire une générosité exceptionnelle. Certains/certaines, bravant le danger, avait mis leurs projets de recherche, leur travail de thèse, entre parenthèse pour partir en Guinée en 2015 comme volontaires pour soutenir le laboratoire de diagnostic que l’Institut Pasteur avait monté sur la ligne de front de l’épidémie d’Ebola. Sur le front italien du Covid-19, plusieurs de nos collègues ont très tôt reconverti leurs laboratoires en centres de diagnostic. Il faut trouver une place aux scientifiques dans le dispositif. Si « nous sommes en guerre », alors « faisons la guerre », oublions un peu les barrières administratives, les régulations et autres certifications, engageons la « réserve scientifique ».

3 – Une fois décidée, la sortie de confinement devra s’accompagner d’un maintien rigoureux des mesures de distanciation sociale et d’hygiène individuelle et collective, incluant le port de masques, « professionnels » selon disponibilité ou « artisanaux ». Impossible de déconfiner tant que les pharmacies seront en rupture chronique de stocks de masques et de gels hydroalcooliques. Comme proposé, la « réserve citoyenne » pourrait jouer à plein dans ce contexte pour informer, aider, accompagner, dans la rue, dans des lieux se prêtant aux regroupements, dans les transports en commun qui risquent d’être un lieu de recrudescence de la contamination lorsque reprendront les activités professionnelles.

4 – Les transports interrégionaux devront rester limités, sauf exceptions à définir, aux nécessités professionnelles.

5 – Les rassemblements devront rester interdits avec certaines exceptions, mais sous des formes très limitées comme les enterrements. Certains rassemblements sportifs et religieux semblent avoir malheureusement joué un rôle important dans la création de foyers de transmission hyperactifs en Italie, Espagne et France. Les entreprises devront soigneusement organiser la distanciation sociale. Pour ce qui concerne les métiers d’accueil de population, les commerces, la restauration, l’hôtellerie qui sont un pan important de notre vie économique et sociale, il est urgent de réfléchir à des solutions, sans-doute contraignantes, mais vitales. Certaines ont été expérimentées dans les commerces de première nécessité. Pour les spectacles et l’école, projetons-nous dès maintenant vers la rentrée de septembre.

Conclusion provisoire

En fait, ce n’est que lorsque l’on commencera à disposer d’une vraie cartographie de l’évolution de l’épidémie, suite au déconfinement, lorsque le R0 se sera stablement établi au-dessous de 1, c’est-à-dire sous le seuil épidémique, indiquant l’absence de tendance au rebond, que l’on pourra commencer à relâcher prudemment, rationnellement, progressivement la pression des mesures ci-dessus, car il faudra bien entendu accompagner le redémarrage de la vie et de l’économie afin d’éviter que le traitement fasse plus de mal que la maladie.

Combien de temps ? Un certain temps, serait-on tenté de répondre… Mais encore ?

Il faut avoir l’humilité de dire que l’on ne sait pas vraiment à ce stade, qu’une partie du « génie évolutif » de la maladie nous échappe encore et que SARS-CoV-2 peut à tout instant modifier son comportement dans un bon ou un mauvais sens, du fait d’une mutation. Des modèles indiquent même que le confinement actuel pourrait ne faire que pousser l’épidémie à rebondir après l’été… Mais ce délai dépendra d’abord de l’adhésion citoyenne aux mesures prises.

Pour s’avancer, disons au mieux dans le courant de l’été – sauf si un traitement efficace intervenait rapidement, ce que les essais cliniques en cours vont nous dire dans les semaines qui viennent. Sa large disponibilité permettrait d’atténuer d’un coup ce qui fait le spectre de cette maladie, à savoir ses formes graves voire mortelles, et de diminuer la charge virale globale en circulation, donnant un coup de pouce significatif et possiblement définitif à la stabilisation du R0 sous le seuil épidémique.

Quoi qu’il advienne, les mesures de distanciation sociale et d’hygiène renforcée devront être maintenues tant que nous ne disposerons pas d’un vaccin, c’est-à-dire pas avant plusieurs mois, sans doute une année. Nous nous y habituerons, l’espèce humaine est résiliente.

Pour terminer, une note personnelle d’espoir, une de tristesse et une d’angoisse.

Espoir et confiance d’abord : la science apportera les solutions à cette crise qui paralyse notre pays, notre continent et la planète. Recherche biomédicale, fondamentale, académique et industrielle, toutes les forces sont mobilisées et globalement financées pour découvrir, tester, valider et développer molécules thérapeutiques et vaccins.

Tristesse pour le rêve européen. L’Europe a raté l’examen du Covid-19. Raté son examen d’entrée dans la crise, sans coordination, avec des replis nationalistes malheureusement attendus. Les pays européens particulièrement touchés garderont cette cicatrice des égoïsmes nationaux. L’Europe semble aussi être en passe de rater son examen de sortie. La nécessité d’une gestion intégrée, sanitaire, scientifique, économique, sociale, de ce moment clé du déconfinement des citoyens européens, ce moment qui porte en lui la somme de tous les dangers et de tous les espoirs, semble devoir être aussi géré à l’aune des égoïsmes nationaux. Que vaudront les milliards d’Euros de la BCE sans une intelligence européenne collective et solidaire ? Le pire n’est pas certain, un miracle est toujours possible, mais que deviendra l’Union Européenne après cette crise ?

Une note d’angoisse enfin. Cette réaction massive, scientifique, médicale, sociale, économique, à la pandémie serait-t-elle survenue si Covid-19 n’avait pas d’abord touché les pays nantis ? La pandémie se développe lentement mais sûrement sur le Continent africain et dans d’autres régions pauvres de la planète. Faisons tout, dès maintenant, pour que le Sud bénéficie en toute équité des moyens thérapeutiques et des vaccins qui vont être développés. « Frères et solidaires… », n’oublions pas Charles Nicolle.

Philippe Sansonetti, le 14 avril 2020

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