Compte rendu Transversales FNEP/Club Pangloss – 10 juillet 2017 – sur le thème : Innovation en Agriculture, par Jean-François Chauveau

Ouverture

François Vaquier (FNEP) accueille les participants et les invités au nom de la FNEP et de son président Jérôme Nanty. Il remercie le club des anciens lauréats de la FNEP, club Pangloss, et notamment Bruno Auger qui y a pris une part prépondérante, d’avoir accepté de co-organiser cette manifestation. Il remercie les membres de la mission 2017 d’avoir eu l’idée de cette table ronde qui se tient dans les locaux du Ministère de l’Action et des Comptes Publics. Le soutien du Ministre Gérald Darmanin est souligné. Ce soutien et celui d’autres ministères sont la marque des liens qui unissent les ministères et la FNEP depuis la création de celle-ci en 1969, répondant ainsi aux vœux des créateurs de la fondation d’établir des passerelles entre public et privé. La FNEP est un lieu de réflexion partagée, d’échanges et de débats portant sur les sujets majeurs d’actualité. La mission actuelle (composée d’une dizaine de cadres de haut niveau) accompagnée de son mentor Gilles Boeuf (professeur à l’Université Pierre et Marie Curie) traite de l’innovation et du développement durable ou comment concilier sobriété et compétitivité. Elle conclut ainsi un cycle de trois années de travaux sur le thème général de l’innovation. Au stade actuel de la réflexion sur ce sujet, les membres de la mission ont souhaité l’organisation de cette table ronde sur le sujet agriculture qui leur semblait important mais peu traité au cours des entretiens et visites qu’ils ont déjà effectués.

François Vaquier remercie les personnalités qui ont accepté l’invitation à participer à cette table ronde et notamment Mme Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, M Quentin Delachapelle président du réseau des CIVAM, M Guillaume Benoît, président de la section « eau et sécurité alimentaire » du CGAAER au Ministère de l’Agriculture, M Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l’INRA. Il remercie Bruno Auger qui a préparé et va animer cette table ronde. Il remercie Gilles Boeuf pour son soutien et son activité auprès de la mission 2017 et pour sa présence à cette table ronde.

Bruno Auger a découvert le monde complexe de l’agriculture en préparant cette table ronde. C’est un sujet qui nous concerne tous. Il remercie Jean-François Chauveau pour l’appui et l’apport qu’il lui a apporté pour cette préparation. L’objectif des échanges qui vont avoir lieu est d’apporter des réflexions utiles aux travaux de la mission. C’est en ce sens qu’a été organisée cette table ronde. Il appelle Gilles Boeuf, mentor de la mission 2017, et lui demande d’introduire le sujet à débattre.

G Boeuf rappelle que l’agriculture est un grand secteur d’activité au niveau mondial (ce qu’il nomme la mondialité de l’agriculture) et que la relation agriculture/climat joue un rôle essentiel. Les premiers humains étaient des nomades. L’agriculture est apparue quand ils se sont fixés, il y a douze mille ans environ à l’occasion d’un important réchauffement climatique. Au début c’est fruste et empirique. La domestication des espèces ne se développe qu’à partir du 19e siècle soit depuis 150 ans. Le résultat de cette domestication est que nous mangeons au moins 400 plantes différentes sur les 350 000 espèces que l’on connaît. Mais 5 plantes représentent à elles seules plus de la moitié de la consommation mondiale.

Le développement de l’agriculture est aussi lié à une intense activité humaine de transport. Que serait l’agriculture sans la découverte du nouveau monde (maïs, tomate, haricot, piment, cacao…) ? La banane que nous consommons régulièrement vient de Papouasie-Nouvelle Guinée. L’homme a transporté ses cultures et il a impacté les paysages. C’est la même chose avec les animaux. Il y a des plantes et des animaux qui se sont prêtés mieux que d’autres à la pratique agricole : vache européenne plutôt que buffle africain par exemple. Ce qui fait qu’aujourd’hui on mange tous à peu près la même chose. C’est un problème que rencontre l’agriculture parce qu’elle est basée sur la diversité. Il n’y aura pas de développement durable agricole sans principe écologique : ce n’est pas possible. La conservation de la diversité est fondamentale. Ainsi pour lutter contre le virus du nanisme du riz, le CIRAD a dû tester 6300 variétés pour en trouver une qui résiste à ce virus. Ceci illustre la relation essentielle entre le vivant, la biodiversité et l’agriculture. On les oppose beaucoup trop aujourd’hui. C’est dans les plaines argentines que l’on a perdu le plus de biodiversité ces dernières trente années (69%) et ce ne sont pas des espèces que l’on a perdu (ça peut venir), c’est le nombre d’individus dans les populations qui s’est effondré suite à la monoculture de soja sur de très grandes surfaces. C’est à mettre en parallèle avec le développement de productions vivrières sur les toits de Paris. Cela illustre le pluralisme de l’agriculture. Près de Djakarta sur les pentes d’un volcan, on cultive la banane, l’igname et les roses. Toutes ces formes d’agriculture sont importantes.

« Il y a un monde agricole partout dans le monde et il est bouleversant de constater que ce sont les gens les plus pauvres que l’on rencontre dans ce monde. Il faut ramener leur vraie dignité au monde paysan. » Paris n’a de réserves que pour quelques jours et cette situation est la même ailleurs. Il faut donc prioritairement reconnaître qu’un monde agricole nourricier pour les humains est indispensable. En 1945 il y avait 2,5 milliards d’humains sur la terre. Aujourd’hui nous sommes plus de 7 milliards et nous serons 10 milliards à l’horizon 2025. Il faut alimenter cette population sans augmenter la surface agricole afin de laisser place à d’autres milieux (forêt tropicale, océan, littoral, zones plus vierges …). Il faut donc aussi intensifier. On ne peut pas se contenter de faire du très extensif. On parle de modèles agricoles. Ils sont très nombreux. Il y en a partout.

Il faut aussi travailler au laboratoire : génétique, nutrition des animaux, pathologie,… Il faut maintenir ces recherches.

« Je ne crois pas à quelque réforme du monde agricole que ce soit sans une participation massive du monde paysan. C’est la même chose pour la pêche. Il ne peut y avoir de réforme sans la participation des pêcheurs eux-mêmes. » Il faut arrêter de croire que l’agriculteur est là pour empoisonner les gens. Il faut que tous réfléchissent avec le monde agricole à ce qu’on a envie de faire. Des dysfonctionnements existent (les subventions de l’UE par exemple : 7,5 milliards pour l’agriculture productiviste et 160 millions pour l’agriculture biologique). Une prise de conscience se fait jour dans la population française et on va peut-être reconnaître que ce qu’on mange est important. Notre dépense alimentaire est de plus en plus faible or nous sommes le reflet de ce que nous mangeons. Il faut une grande réflexion nationale.

« Il n’y aura pas de développement agricole durable sans respect des principes écologiques. Il n’y aura pas non plus de santé publique sans respect des principes écologiques. » Aujourd’hui en France, 300 maladies nouvelles ont été recensées depuis 1940.

Le changement climatique va aussi toucher de plein fouet le monde agricole. Cette question est très liée à l’eau. Sans pluie pas d’agriculture et sans agriculture les gens migrent, mais aussi les animaux, les plantes. C’est probablement le principal problème politique aujourd’hui et les responsables européens n’en prennent absolument pas la mesure. Il faut donc aussi maintenir l’agriculture partout dans le monde et pour cela retrouver une harmonie entre notre agriculture développée et celle des pays en voie de développement.

L’innovation doit répondre à trois conditions :

Ne pas produire de produits dangereux (mais développer la chimie verte).

Ne pas gaspiller d’énergie, être très sobre dans ce domaine.

Créer des emplois, on l’oublie trop souvent. Le monde agricole est un champ important de création d’emplois.

Pas de développement durable sans agriculture harmonieusement développée.

Des exemples d’innovations

B Auger présente Mme Christiane Lambert et lui demande de réagir à la présentation de G Boeuf, de préciser les conditions d’une bonne innovation en agriculture et d’évoquer un exemple d’innovation.

Christiane Lambert précise que si l’agriculture est un tel sujet de discussion c’est qu’elle ne se limite pas à son seul sujet mais réfère aussi à la culture, au patrimoine, à l’alimentation, à l’aménagement du territoire, à l’environnement, à l’emploi. Les propos tenus par G Boeuf rappellent beaucoup ceux de Michel Griffon, président de l’association Agriculture Ecologiquement Intensive. Même si les progrès semblent insuffisants, depuis plus de vingt ans l’agriculture se préoccupe prioritairement de la préservation des sols, des milieux, de l’eau. C’est pour cela qu’un tiers des effectifs des chambres d’agriculture travaille sur ces sujets. La France comprend des territoires très diversifiés. Il n’y a donc pas une innovation universelle. Il n’est pas rare d’ailleurs que les innovations locales soient le fruit, la déclinaison de travaux concernant les espaces tropicaux. L’objectif général est bien d’assurer l’alimentation de la population mondiale à partir d’une surface agricole très contrainte, notamment par l’artificialisation des sols qui est un « fléau ». La protection de l’espace est fondamentale tant pour la biodiversité que pour l’agriculture. C’est l’une des priorités du Ministre de la Transition Ecologique. Ce sujet doit être appréhendé à la fois dans une approche globale et dans une approche territoriale. L’innovation est la clé de la réussite. On peut citer des exemples précis. Ainsi semer du colza avec des graminées évite des traitements sanitaires. C’est une forme d’innovation biologique. L’évolution consiste à utiliser les mécanismes et les fonctionnalités biologiques. Les recherches fondamentales et appliquées sont essentielles pour cela. Il convient de les amplifier.

Savoir convaincre le grand public

L’un des problèmes réside dans la perception qu’a le public des innovations en agriculture. Il est en défiance devant l’innovation et la recherche. C’est par exemple le cas pour l’utilisation des médicaments et pour l’utilisation des technologies et des biotechnologies. L’opinion publique considère que l’agriculture était mieux avant. Mais elle n’a pas la même approche pour la santé. Et pourtant l’innovation est indispensable pour l’agriculture qu’il s’agisse du numérique, du traitement des données,…etc. Il est impératif de donner du sens à l’innovation, de donner des sens aux innovations. Ainsi, quelle en est (quelles en sont) la (les) finalité(s) ? La seule orientation possible est le développement durable. Il faut cependant garder à l’esprit que les temps de cicatrisation sont longs en agriculture et que développement durable et résilience sont des sciences jeunes.

Bruno Auger conclut à l’importance de la notion de temps et notamment de temps long lorsqu’il s’agit de la nature et à la nécessité d’innover avec son écosystème.

Christiane Lambert rappelle qu’il a souvent manqué des moyens financiers pour la recherche et que cela a contribué à ralentir l’innovation. Par ailleurs, les nouveaux problèmes sanitaires sont nombreux (influenza aviaire, xylella, …). Ces problèmes sont en grandes partie liés à la mobilité qui amplifie ainsi le risque. On dispose de peu de solutions même si on modifie considérablement les façons de faire. Or il faut trouver des solutions nouvelles.

La complexité des écosystèmes de l’innovation

Bruno Auger présente Guillaume Benoît et lui demande un exemple d’innovation réussie en agriculture et qui mettrait en évidence la complexité de mise en œuvre de ce type d’innovation.

Guillaume Benoît présente un exemple d’innovation dans la lutte contre l’érosion des sols. L’opération s’est déroulée sur l’île de la Réunion, sur les hautes terres dédiées aux cultures vivrières, à la production de géranium et à l’élevage. Elle a été menée à l’échelle de petits bassins versants. Les techniques individuelles étant inopérantes, c’est une solution collective associant reboisement, stockage de l’eau et agroforesterie qui a été mise en œuvre dans le cadre d’un syndicat local d’agriculteurs. Des moyens humains et financiers ont également été mobilisés. Elle a été rendue possible par la conjonction des efforts de quatre acteurs : la recherche (CIRAD), l’Etat et la Région, la Formation Agricole et les agriculteurs eux-mêmes. Cette opération a, depuis, été renouvelée dans une trentaine de lieux sur l’île. Cet exemple montre la complexité de l’innovation en agriculture.

Bruno Auger conclut que l’innovation n’est pas le fait d’un individu isolé mais d’un système qui se mobilise.

Guillaume Benoît insiste sur l’importance des moyens humains et financiers pour accompagner l’innovation. Cela montre la complexité des solutions et démontre qu’il faut savoir dépasser le périmètre de la seule exploitation pour innover à des échelles plus larges.

Bruno Auger présente Quentin Delachapelle et lui demande s’il aurait aussi un exemple d’innovation réussie.

Quentin Delachapelle rapporte qu’en Champagne, la région a connu des cycles de production la menant d’une région céréalière sous les romains à un quasi désert au moyen-âge puis à une région productrice de moutons au 19e siècle pour redevenir une grande région céréalière à la faveur du plan Marshall. Ceci pose la question des limites de l’intensification. Au moment du Grenelle de l’Environnement, le groupe d’agriculteurs a mené une réflexion approfondie sur la question de la biodiversité et notamment de la trame verte. Interrogés les chercheurs n’ont pas les réponses aux questions des agriculteurs mais décident d’accompagner la réflexion et les démarche du groupe. Très rapidement la question de l’espace devient prépondérante. En effet, intervenir pour la biodiversité exige une action sur l’aménagement du territoire. Dans une région où les exploitations sont morcelées, l’action individuelle est inefficace. Seule une action collective peut apporter des solutions à la question des paysages, des habitats et de la biodiversité. En élargissant la recherche de solutions au groupe celles-ci ont émergé. Ainsi les céréaliers fournissent la paille à l’éleveur qui a construit un méthaniseur, lequel consomme les lisiers et la paille. Les digestats servent d’amendement en retour pour les céréaliers. Le méthaniseur, outre l’énergie renouvelable qu’il produit, alimente un réseau de chaleur qui fait permet la production et la transformation de plantes aromatiques en tisanes séchées, ce qui est une production nouvelle. Ce système d’échanges collectifs permet de limiter les impacts négatifs de l’agriculture intensive (pailles et lisiers), de produire de l’énergie et de développer de nouvelles cultures et de nouvelles filières.

Innovation organisationnelle et sociale

  1. Delachapelle souligne l’importance du mouvement innovant collectif. Aujourd’hui des cultures en mélange sont à l’étude et une mutualisation des risques est envisagée. Généralement on pense innovation technologique, notamment pour diminuer les intrants ou leur substituer des techniques culturales. L’innovation sociale et d’organisation est aussi très importante mais elle manque cruellement de moyens. Aujourd’hui la réflexion et la recherche (avec des chercheurs en sciences économiques et sociales) portent sur des moyens comptables et économiques permettant de travailler sur le moyen et le long terme. Et une évaluation économique à l’échelle territoriale est nécessaire. La transition doit être à l’échelle territoriale davantage qu’à l’échelle des exploitations. « Il me semble également que la défiance du public vise davantage le modèle économique productiviste que l’agriculteur en tant que tel. »

Bruno Auger présente Christian Huyghe et demande s’il aurait lui aussi un exemple d’innovation réussie à partager avec le public.

Christian Huyghe rappelle qu’il y a beaucoup d’innovations. En fait une innovation correspond toujours à un état de la société et à une demande sociétale. Ainsi en 1946 il faut nourrir les français et on a utilisé les leviers mécanique et chimique pour cela. Les impacts des innovations de l’époque sont différés dans le temps et le défi de l’autosuffisance alimentaire est relevé. C’est aussi à l’époque, l’émergence de l’agro-alimentaire qui transporte et transforme les produits agricoles et assure un approvisionnement toute l’année. Ce sont des révolutions majeures. On ne peut aujourd’hui réfléchir les grandes orientations qu’au regard de cette situation.

Avoir une approche systèmique de l’innovation

Aujourd’hui l’évolution utilise deux leviers.

L’agro-écologie consiste à raisonner en termes d’écosystème, écosystème qu’il faut comprendre pour l’orienter vers notre intérêt, vers notre service. En effet la biodiversité en tant que telle ne réagit généralement pas en faveur de nos besoins, nos intérêts. Les cultures en mélange évoquées par les orateurs précédents sont une forme simple d’écosystème orienté vers notre intérêt. Cela suppose au préalable un important travail de choix des espèces en mélange. Les perspectives de l’agro-écologie sont fantastiques. Elle nous oblige à repenser nos systèmes, à les envisager sous l’angle plus global d’une succession culturale, d’un écosystème. L’étude de ces écosystèmes ouvre d’autres perspectives intéressantes. En termes de protection des cultures, on considère aujourd’hui le microbiote qui existe autour de la plante (ensemble de bactéries, champignons, virus, insectes, …etc) et qui est très stable. Une maladie se développe à la faveur d’un déséquilibre de ce microbiote. Il faut comprendre cette communauté vivante afin de la stabiliser et de lutter contre les espèces parasites. Un consortium (public privé) de recherches sur le biocontrôle a été créé. Il regroupe les centres de recherche publique et les centres privés, notamment ceux des entreprises de la chimie qui ont bien compris que l’avenir est dans le champ d’investigation de l’agro-écologie. Ce champ d’investigations est énorme et il est partagé avec celui de la flore du sol et celui de la flore intestinale. Dans les trois cas il s’agit de communautés vivantes qui vivent en équilibre et qui sont influencées par « l’histoire ». La flore du sol doit en particulier être mieux connue.

Le second levier doit répondre à la question : comment réconcilier la partie production et la partie transformation ? Le concept européen de la bio-économie tente de répondre à cette question. Il consiste à valoriser la biomasse. La biomasse contient un tas de choses dans lesquelles on peut puiser non pas des sous-produits d’une production principale mais un ensemble de co-produits de façon à ne laisser que les déchets ultimes eau et CO2. Ce concept doit aussi être envisagé en lien avec les écosystèmes. Ainsi les sols sont libres 4 mois par an (pendant lesquels ils sont soumis au lessivage, à l’érosion). On peut donc envisager une valorisation écosystèmique (pollinisation, biomasse). Associer agro-écologie et bio-économie peut permettre de réconcilier toute la chaîne de valeurs et ainsi de valoriser des systèmes complexes. Ceci exigera de nombreuses innovations technologiques et aussi des innovations organisationnelles. Ce sont de vraies ruptures avec notre conception ancienne de l’agriculture. Cette rupture sera dans notre cerveau, dans notre perception de l’agriculture et de ce que l’on doit changer. Lors de séances de réflexion collective comme aujourd’hui on se dit que l’impossible est peut-être possible.

La sobriété : un axe essentiel

Bruno Auger ouvre la partie de la séance dédiée à la sobriété et demande à Gilles Boeuf de définir ce qu’est la sobriété en agriculture.

Gilles Boeuf indique que le terme de sobriété a été beaucoup galvaudé. De nombreuses idéologies l’utilisent. Pour lui la sobriété concerne l’énergie. On peut être heureux en consommant moins. On gaspille la moitié de ce que l’on produit ce qui est scandaleux. Un effort considérable doit permettre de ne pas gaspiller et il ne suffit pas de donner nos excédents. Il faut aussi que le don soit fait dans de bonnes conditions. Il faut donc se méfier des idéologies de la sobriété, sauf en énergie. L’agriculture peut être quasiment autosuffisante en énergie. Les territoires agricoles peuvent être des territoires à énergie positive.

La sobriété n’est pas un terme scientifique. Nous avons des besoins d’alimentation qu’il convient de couvrir davantage en qualité qu’en quantité. Dans nos pays nous mangeons trop. Il faut choisir le produit que l’on consomme, le connaître et connaître le circuit commercial. La question du partage de la valeur (la limande que le pêcheur vend 3€ et qui vaut 15€ à l’étal du mareyeur 100m plus loin par exemple) est un problème important et qui doit être discuté. L’organisation globale de la chaîne de production doit être repensée en termes de sobriété (exemple le saumon de Norvège qui est consommé au Japon après avoir été élevé au Chili puis fumé en France).

Bruno Auger demande à Christiane Lambert comment l’agriculture peut répondre à la notion de sobriété telle qu’elle vient d’être décrite.

Christiane Lambert rappelle les nombreuses acceptions du terme sobriété présentées par Gilles Bœuf et s’interroge sur la pertinence d’une vision autarcique de l’agriculture qui est défendue par certains. Il y a d’autres visions qui vont dans le sens d’une société moins consumériste, mais en prend-on le chemin avec la culture du « tout, tout de suite » ? La sobriété se développe beaucoup aussi avec l’économie collaborative et de partage, la deuxième vie des objets. Le recyclage des objets agricoles est important. C’est Adivalor qui opère ce recyclage. C’est une forme de sobriété.

L’innovation favorise la sobriété. Ainsi les nouvelles technologies d’irrigation économisent 30% d’eau. Les bâtiments à ventilation dynamique économisent 65% de la consommation énergétique, réduisent l’utilisation de médicaments (25%) tout en permettant une bonne croissance des animaux.

Israël a dompté le désert. Notre gestion de l’eau doit être tournée vers une très grande sobriété. On peut réutiliser les eaux usées pour l’irrigation par exemple.

En ce qui concerne le changement climatique, l’agriculture est à la fois, victime, responsable et solution. Dans l’avenir on utilisera aussi le pouvoir épurateur des sols et leur capacité à stocker le CO2. Par ailleurs, on réfléchit à des gestions du troupeau de ruminants qui permettent de limiter la production de méthane.

La recherche de la qualité et d’un « business model » stable

Quentin Delachapelle pose la question : ne produit-on pas trop ? La rémunération actuelle des agriculteurs est le plus souvent liée à la quantité produite. Dans ce système l’agriculteur s’endette et s’appauvrit. Il faut s’orienter vers un autre type de rémunération, à la qualité par exemple. Dans ce cadre l’industrie agro-alimentaire tient un rôle fondamental. Si on produit différemment, on peut atteindre les quotas mais peut-on être rentable ? Il faut que le produit puisse être aussi valorisé dans le nouveau cadre.

La sobriété doit conjuguer résilience et optimisation.

Guillaume Benoît confirme les propos de Christiane Lambert sur l’eau. L’agriculture c’est le vivant. Pour que le vivant fonctionne bien, il faut des sols en bon état de fonctionnement et les sols ont besoin d’eau pour cela. Le défi du siècle est donc celui de l’eau, à cause du changement climatique. L’enjeu n’est pas d’avoir moins d’eau mais d’en avoir plus, pour assurer le bon fonctionnement du système vivant. C’est un défi considérable et nouveau. « Je suis d’accord pour la sobriété énergétique, pour la sobriété dans les intrants, sans les renier néanmoins car nous en aurons toujours besoin. Mais il faut prioritairement devenir sobre en eau. » Les raisonnements liés à l’économie actuelle ne sont pas adaptés. Il faut innover en ce domaine.

Par ailleurs, la sobriété passe par l’arrêt du développement urbain sur les sols agricoles. On perd entre 50 000 et 70 000 ha de terres agricoles chaque année. L’Europe a perdu la capacité à produire suffisamment pour nourrir ses habitants. C’est une responsabilité collective majeure.

Là aussi une approche globale est pertinente

Christian Huyghe propose dans une approche globale d’être sobre de ce qui est rare, les sols, l’eau, l’énergie. Ainsi doit-on envisager par exemple la sobriété médicamenteuse car l’homme et les animaux partagent la même pharmacopée. L’antibio-résistance est aujourd’hui un problème majeur.

De la même façon, on manque d’azote (bien qu’il soit le composant essentiel de l’air) et paradoxalement l’économie de l’azote au niveau mondial est exécrable. On ne dispose que de trois moyens pour apporter l’azote dont on a besoin : le guano, l’engrais synthétique et l’azote symbiotique des légumineuses. On utilise 200 millions de tonnes d’azote pour couvrir un besoin réel d’un demi-million de tonne. Ce système est absolument inefficace. Il faut le revoir dans sa globalité (y compris au niveau de la consommation).

Les transports, notamment à longue distance, jouent un rôle considérable au niveau mondial et ils génèrent des déséquilibres qui sont source de gaspillage. Ils contribuent à l’inefficacité parce qu’ils ne coûtent rien.

Le numérique est la révolution d’après car il permet de prendre des décisions basées sur un maximum d’informations et il autorise de mieux prédire et de couvrir les risques potentiels. Cette révolution étant partagée partout et par tout le monde autorise d’être optimiste.

Echanges avec la salle

Bruno Auger donne la parole à la salle pour un temps de questions/réponses.

Question de Adrien Laveyssière (mission FNEP 2016) : L’innovation apporte le progrès mais n’est pas porteuse de valeurs. Elle repose le plus souvent sur des pyramides de Maslow (des pyramides de priorités des besoins). Dans ce cadre le revenu des agriculteurs n’est-il pas un sujet central pour favoriser l’innovation et l’orienter dans le sens de la durabilité et de la soutenabilité ? Est-il possible de niveler les aléas financiers des agriculteurs et de stabiliser leurs revenus ? Y a-t-il une vision internationale sur cette question ?

Réponses :

Christiane Lambert : si la comptabilité est annuelle, le raisonnement du chef d’entreprise est pluriannuel. Une vision pluriannuelle est absolument nécessaire à tout chef d’entreprise. La volatilité des cours, des marchés, voire l’instabilité climatique, tout conduit à tenir un raisonnement pluriannuel. Ainsi aujourd’hui l’élevage du porc, vendu à un cours de 1,70€, est tout à fait rentable alors qu’il y a un an à peine, avec un cours de 1,22€, les éleveurs perdaient du revenu. Ainsi encore la PAC qui est gérée sur un budget annuel, pose-t-elle d’énormes problèmes. En revanche, il est parfaitement logique que l’entrepreneur qui n’a pas de revenu ne pense pas spontanément à innover. C’est donc un sujet important. Dans le même temps il y a un écart entre le producteur et le consommateur. Il est exigé beaucoup du producteur (réduction des intrants, maintien du paysage, bien-être animal, traçabilité totale, transparence, …). Par contre le consommateur peut toujours acheter des produits low-cost, sans aucune garantie, simplement parce qu’ils sont moins chers (en particulier parce qu’ils ne répondent à aucune des exigences pourtant attendues par le consommateur). Il existe une très forte distorsion de concurrence dans laquelle l’agriculteur est perdant. Cela explique la décroissance de l’agriculture française actuellement (secteur du lait par exemple). On est à un point de bascule : soit on consolide la production en France, soit on considère le monde comme un immense supermarché au détriment de l’agriculture française.

A ce stade, il faut prendre en compte la dimension territoriale de l’agriculture. L’agriculteur produit des aménités qui ne sont pas rémunérées (maintien des habitats naturels, entretien du paysage, …). Il faut donc intégrer ces services rendus dans la réflexion générale.

Le paradigme de l’agriculture s’articule autour de deux points : volatilité et imprévisibilité. Il faut une autonomie de l’exploitation, des outils fiscaux (épargne de prévoyance) qui permettent de gérer de façon pluriannuelle …

La rémunération des services rendus : un facteur d’innovation

Christian Huyghe rappelle que les politiques nationales sont orientées par la politique européenne qui repose uniquement sur l’augmentation continue de la productivité. Cette base de réflexion n’a jamais été remise en cause depuis les accords de Stresa (1958). Elle ne prend pas en compte les variations interannuelles. Une réflexion approfondie doit être menée dans le cadre de la réforme de la PAC, à ce sujet. Il faut créer ces nouvelles politiques. C’est le premier point.

Le second point concerne l’élaboration du revenu. Aujourd’hui il est exclusivement lié à la production. Or il a été largement évoqué au cours de cette table ronde les autres services que fournit l’agriculture (stockage de carbone, biodiversité, …). Il faut réfléchir à des paiements pour services environnementaux. Ainsi le consommateur est satisfait des paysages qui l’entourent. Il faut reconnaître le service rendu, le mesurer et le rémunérer. L’agriculture produit des services qui doivent être rémunérés.

Conclusion

Bruno Auger remercie les participants pour la qualité de cette table ronde et donne la parole à Marie-Hélène Morvan (mission FNEP 2017) pour tirer les premières conclusions de cette table ronde.

Marie-Hélène Morvan : La mission conduit ses travaux sur innovation, sobriété et compétitivité sur une année. Elle a déjà étudié un certain nombre de secteurs mais l’agriculteur manquait dans l’analyse en cours. Cette table ronde a apporté beaucoup de matière utile à nos travaux. Globalement dans les domaines étudiés nous avons noté deux tendances : la relocalisation d’une part et l’innovation technologique d’autre part. On retrouve ces deux tendances en agriculture.

François Vaquier remercie les intervenants, l’animateur et les participants. Il donne la parole à Gilles Boeuf pour « le mot de la fin ».

Gilles Boeuf : La résilience implique d’abord que l’on résiste et que l’on survive pour ensuite rebondir dans une autre voie. Il y a là un vrai combat à mener pour le monde agricole.

Jean-François Chauveau

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